Garibaldi et l'annexion de Nice à la France (da tradure)

Le Palazzo Carignano, siège du Parlement  à Turin

Un épisode avec Garibaldi par Laurence Oliphant

L'attention politique de l'Europe était principalement occupée durant le tout début de l'année 1860 par des négociations d'un caractère mystérieux, qui avaient lieu entre l'Empereur Napoléon et le Compte Cavour, qui se tenaient à Plombières et qui consistaient en un accord par lequel en retour pour les services rendus par la France à l'Italie durant la guerre avec l'Autriche, et il n'y avait aucun doute qu'il y aurait d'autres faveurs à venir, il était acquis du côté de l'Italie que la Savoie et Nice devaient être données à la France, à condition que les populations de ces provinces expriment leur volonté de se voir transférées d'une couronne à une autre. L'opération était l'une de celles que je pensais intéressante à observer, et j'étais résolument septique quant à savoir si la population était prête à transférer ainsi son allégeance d'un souverain à un autre, et changer de nationalité à laquelle, par tradition et association, elle était attachée, pour une autre qu'elle avait l'habitude de considérer plutôt sous les traits d'un ennemi et un rival que sous ceux d'un ami. Donc je me rendis dans un premier temps en Savoie, convaincu que mes soupçons étaient fondés, et que les peuples en votant pour l'annexion à la France le faisaient sous la pression du gouvernement italien et de ses représentants d'une part, et que le sentiment populaire était résolument opposé au transfert envisagé ; et puis je me rendis à Turin, avec l'intention d'être sur place pour le vote à Nice, après m'être entretenu avec quelques niçois auprès desquels j'avais des lettres d'introduction à Turin où les chambres siégeaient.
C'était une mission que je m'étais fixée tout seul du début jusqu'à la fin, entreprise en partie pour satisfaire ma curiosité, et en partie avec l'espoir de pouvoir aider ceux qui voulaient résister à l'annexion à la France, et pour lesquels j'éprouvais une forte sympathie, et en partie pour en faire une «copie» qui servirait à éclairer les britanniques sur la réalité de la question. Ceci je le fis du mieux que je pus à cette époque; (le suffrage universel et Napoléon III » par Laurence Oliphant, William Blackwood & sons, Edinburgh et Londres) mais comme il n'était pas possible à cette époque de raconter ces incidents d'ordre privé, vingt-sept ans après et comme la plupart des acteurs sont morts, et que tout cela fait désormais partie de l'histoire, il est désormais possible de lever cette indiscrétion.
A Turin j'ai présenté mes lettres d'introduction à l'un des députés de Nice, qui m'a vraiment gentiment reçu. Comme il avait vu que ma sympathie était forte pour la cause de ses concitoyens, il m'a présenté à plusieurs niçois, qui restaient à Turin exprès, pour essayer de contrecarrer la politique du Comte Cavour dans la mesure où le transfert de leur province était le sujet d'actualité. C'est le Premier ministre et patriote italien qui disait que personne ne regrettait plus que lui la nécessité de se départir de Nice, et forcer les habitants de cette province à consentir à la séparation de l'Italie. C'était de son point de vue, l'un des sacrifices qu'il avait été obligé de faire pour obtenir l'unité italienne – ou plutôt le prix que l'Empereur demandait pour que l'opposition active s'abstienne pour créer l'Italie unie; et même Napoléon à ce moment-là n'a jamais prévu que ceci inclurait les états papaux et le royaume de Naples. Mais dans la mesure où comme il a été convenu que cette annexion ne serait effective qu'avec le consentement des populations concernées, et à condition que le gouvernement italien s'abstienne de les influencer dans le sens inverse, la France ne pourrait pas revendiquer les provinces si le plébiscite aboutirait contre l'annexion.
Les niçois affirmaient que l'unité italienne ne serait pas menacée en accordant la liberté de choix au peuple et qu'il n'était pas loyal de la part du gouvernement d'utiliser toute son influence dans la balance et les obliger à adopter une direction opposée à leurs souhaits. C'était probablement une question pour laquelle personne n'était vraiment compétent pour se faire une opinion, sauf Cavour lui-même. Dans tous les cas, l'entente entre l'italien malin et l'empereur français était que les provinces devaient être données à la France par des moyens honnêtes ou pas, et que c'était le plan de Cavour que de faire passer cette opération comme étant honnête. Personne mieux que l'Empereur ne savait qu'on pouvait arranger les plébiscites. Cependant ce n'était qu'une question de conjecture : ce qui est sûr c'est que les niçois que j'ai rencontrés à Turin étaient aussi patriotes que n'importe quel italien, et qu'ils ne voulaient pas compromettre l'unité italienne pour le salut de Nice. Ils voulaient juste que les conditions de l'accord avec l'empereur français soient négociées honnêtement et que la population de Nice puisse voter en totale liberté.
J'avoue que je me suis senti un peu conspirateur quand la deuxième nuit après mon arrivée à Turin, pour répondre à l'invitation de rencontrer le Comité niçois, je fus amené par un long escalier sombre vers une grande salle au-dessus, quelque part en haut de la maison, où quatorze ou seize hommes étaient assis autour d'une table. A leur tête un homme plutôt chauve, à la barbe rousse, avec un poncho, et que mon guide me présenta. C'était le General Garibaldi, qui était lui-même né à Nice, c'était le plus actif et énergique du comité, et le plus intolérant à l'escamotage comme il l'appelait, par lequel son lieu de naissance allait être offert à la France. Le sujet qui était en discussion quand j'entrai était de savoir si ça valait la peine de tenter une intervention au parlement ou s'il ne valait pas mieux organiser une émeute à Nice qui en tout cas aurait pour but de retarder le vote et de montrer le fort sentiment d'opposition de la part du peuple.
Garibaldi était résolument en faveur de cette direction. Bien que membre de la Chambre lui-même, il ne croyait pas, dit-il, être capable de persuader ses membres de prendre une position que le gouvernement n'approuverait pas ; en fait il ne voyait pas comment s'opposer au plan parlementaire. Son rejet et son mépris pour toutes les procédures constitutionnelles, et une forte préférence pour la méthode frustre qu'il préconisait étaient très drôles. L'argument principal en faveur du plan qu'il proposait reposait sur le fait que le dimanche prochain, soit dix jours après la nuit où nous nous étions rencontrés l'élection devait avoir lieu à Nice, et si on continuait à mener des actions pacifiques plus longtemps, il n'y aura plus le temps d'organiser des actions violentes. Je suis resté silencieux pendant toute la discussion, quand Garibaldi se tourna soudain vers moi et me demanda ce que j'en pensais. Je me suis aventuré à dire que je pensais que les méthodes constitutionnelles devaient être épuisées avant de recourir à la violence.
« Oh » dit-il, avec impatience, « interpellations, sempre interpellations ! » Je suppose que vous proposez une question à la Chambre : A quoi servent les questions ? à quoi ont-elles jamais abouti ? »
« Il y a une seule question », dis-je, « que vous devez poser avant de se faire justice soi-même et si vous êtes désavoué vous aurez alors une conscience plus claire pour prendre des mesures plus fortes, car la Chambre, du point de vue constitutionnel anglais, se sera mise elle-même dans l'erreur. »
Le fait d'être anglais me donnait une petite autorité en matière de régime parlementaire et on m'a demandé avec empressement de formuler la motion qui devait être soutenue à la Chambre. Avec le temps je ne me souviens pas des mots exacts mais l'essentiel était que l'accord franco-italien qui prévoyait un plébiscite à faire à Nice, devait être soumis à la Chambre avant que l'élection intervienne, et cela semblait contraire à toute pratique constitutionnelle qu'un gouvernement ait conclu un accord avec une puissance étrangère par lequel deux importantes provinces allaient être transférées à cette puissance, sans que les Chambres de ce pays qui allait se trouver dépossédé aient eu la possibilité de voir le document qui prévoyait de disposer d'elles.
Ceci prit un certain temps à Garibaldi pour qu'il admette cette idée, et quand il l'accepta, il n'approuva pas vraiment franchement. Néanmoins, le projet, à la majorité des personnes présentes, fut mis en forme et finalement Garibaldi accepta d'en parler, mais d'une façon tellement sans grande conviction que je n'eus guère confiance dans le résultat.
La nuit suivante je dînais avec Cavour, mais j'évitai toute allusion à la question de Nice ; en effet, en pensant aux magnifiques services qu'il a rendus à l'Italie, ou au génie extraordinaire qu'il a déployé dans la conduite des affaires, et à son patriotisme désintéressé, ma conscience me tourmentait même pour la petite part que je prenais dans une intrigue contre sa politique. Mais sa politique était en fait une intrigue du début à la fin – une belle intrigue il est vrai, dans laquelle l'Empereur de la France était dans une large mesure pris dans ses propres rets – et une intrigue de plus ou de moins peu importe, pourvu de réussir sans trahir la cause que l'on défend. En effet, je suis convaincu que Cavour dans son âme secrète aurait apprécié le succès d'une conspiration qui aurait sauvé Nice pour l'Italie, à condition qu'aucune complicité de sa part ne se fasse jour ; car il aurait eu alors de grosses difficultés à persuader l'Empereur de France de son innocence, et cela l'aurait conduit à des complications sérieuses. Pourtant, le jeu était trop intéressant pour ne pas s'en mêler, et même si c'était seulement un peu ; et la sympathie que j'éprouvais pour mon hôte dont les manières charmantes et l'habileté subtile et grande étaient sûres de le faire gagner, en aucune façon en contradiction avec le respect que j'avais toujours commencé à concevoir pour Garibaldi carré et honnête, avec sa haine des méthodes tortueuses et les ruses diplomatiques du premier ministre.
Deux jours après je suis allé à la Chambre pour écouter le discours de Garibaldi. J'avais passé une heure ou deux avec lui dans l'intervalle pour en discuter. Mais visiblement la politique n'était pas son point fort. Il n'avait pas de note ni préparé son intervention; il m'a dit plusieurs fois ce qu'il comptait dire, mais ne disait jamais deux fois la même chose et semblait toujours oublier les points principaux. Je n'étais pas surpris donc par un discours qui descendait le parlement avec applaudissements de sentiments patriotiques et d'enthousiasme chaleureux, et qui consistait en une attaque illogique de Cavour, mais qui jamais n'a vraiment abordé le sujet de sa motion. Les membres qui avaient applaudi à ses propos sur l'unité italienne allaient logiquement voter contre cette motion, car en fait il n'en n'avait pas parlé ; et quand on s'est vus plus tard, après un échec honteux, il haussa les épaules et dit,
« Hé, je te l'avais dit; voilà à quoi aboutissent vos jolies interpellations et vos méthodes parlementaires. Je savais bien que tout cela c'était une perte de temps et de parole».
« Je ne crois pas » dis-je ; « de toutes façons, vous vous êtes mis du bon côté; vous avez demandé au gouvernement de vous montrer le traité par lequel l'Italie allait être dépossédée de deux de ses plus belles provinces, et ils ont refusé. Ils ont décidé de livrer à une puissance étrangère, sans donner une chance au pays d'exprimer une opinion sur le marché qui avait été conclu, ou savoir ce qui allait être donné en retour. Je pense que, à défaut d'avoir cette information, maintenant vous pouvez avec une conscience claire prendre toute mesure qui vous semble souhaitable pour éviter cette spoliation arbitraire ».
« Rendez-vous cette nuit » dit-il, « et nous en discuterons.»
Ainsi nous eûmes une autre rencontre dans la pièce du haut, et tous étaient d'accord que le temps était venu d'éviter que le plébiscite se déroule le dimanche suivant.
Le plan proposé était simple, et n'entraînait aucune trouble.
Les niçois présents alléguaient que les autorités locales avaient des instructions pour tromper le peuple, en leur disant que le gouvernement leur donnait l'ordre de voter « oui », et que en effet le préfet et tous les employés subordonnés étaient utilisés pour mener une campagne électorale active chez les paysans, qui ne comprenaient pas suffisamment la question, qui ne leur avait jamais été expliquée, pour se faire une idée par eux-mêmes et voter « non » contre le souhait des autorités. On pensait que deux semaines de campagne électorale active menée par Garibaldi et le Comité niçois, avec d'autres patriotes – qui quand ils auront compris, se rallieront ardemment la cause. – suffirait non seulement à éclairer l'opinion publique, mais aussi à la changer complètement ; et si le jour du plébiscite pouvait être reporté au dimanche deux semaines après, le plébiscite pourrait sûrement être organisé ce jour-là, avec une assurance tolérable que le vote populaire serait contre l'annexion. L'armée française était à ce stade sur le retour pour la France, après la paix conclue entre l'Autriche et la France à Solferino, en passant par la riviera, et un grand nombre de soldats étaient en ce moment à Nice. Il avait été conclu, cependant, que pour éviter toute apparence de contrainte, la ville serait entièrement vidée de troupes le jour du plébiscite, et que les soldats italiens comme français devraient l'évacuer avant. La côte devait donc être de même sécurisée contre tout mouvement populaire ; qui après tout serait d'une toute petite ampleur – car tout ce qui devait être fait était d'attendre jusqu'à l'élection, et alors avant que les bulletins de vote ne soient comptabilisés, de détruire les urnes, rendant ainsi nécessaire une nouvelle élection. Les amis niçois à Turin négocieraient alors avec le gouvernement pour que le plébiscite se tienne deux semaines plus tard. ; et ils comptaient sur l'effet que ce trouble produirait, et sur l'intérêt que ceci susciterait dans tout le pays pour les espoirs déçus, pour que cette élection prématurée conduise à cette concession.
On décida finalement que samedi prochain Garibaldi quitterait Gênes, sur un bateau à vapeur qui serait loué pour l'occasion, avec deux cents hommes, et choisissant le moment pour débarquer, entrerait dans la ville, et casserait les urnes avant que les autorités n'aient le temps de prendre des précautions. J'ai oublié maintenant les détails du plan ; en effet, je ne suis pas sûr qu'il ait donné lieu à discussion, étant donné que ceci devait être gardé secret, et l'exécution était entièrement confiée à Garibaldi. Le général me demanda alors si je souhaitais me joindre à l'expédition, et comme je lui montrai ma bonne volonté à le faire, m'invita à l'accompagner à Gênes un jour ou deux après. On fit le voyage dans un fiacre qui avait été réservé pour lui, et dans lequel il n'y avait que le général, son aide de camp et moi. Sur la route on échangea peu de conversations, mais il avait apporté un paquet contenant apparemment son courrier du matin et il s'était occupé à lire ses lettres pendant presque tout le trajet. La plupart d'entre elles il les déchira en petits morceaux dès qu'il prenait connaissance de leur contenu ; et en arrivant à Gênes, le plancher de la voiture était couvert d'une épaisse couche de papiers, et ressemblait à une gigantesque corbeille à papier. Ceci poussa ma curiosité à imaginer l'abondante correspondance que cela représentait ; mais j'avais des raisons de croire qu'il s'agissait de réponses à un appel à des volontaires, mais pas pour l'expédition de Nice. « Et maintenant » dit-il finalement après avoir déchiré la dernière lettre comme si son esprit avait été occupé par un autre sujet, et se tournant vers moi, «voyons quel rôle vous aller jouer dans cette affaire de Nice ». Je l'assurai que je serai n'importe où je pourrais être utile ». Il a été convenu alors que dès mon arrivée à Gênes j'irai au bureau des diligences, et j'essaierai de louer immédiatement une diligence supplémentaire pour partir le même soir pour Nice. Lorsque j'aurais la diligence et organisé l'heure du départ, j'en référais à Garibaldi qui me donna l'adresse où on pouvait le trouver ; il donnerait des instructions à huit ou dix de ses amis de m'attendre à l'extérieur de la ville.
Je devais les prendre au passage et ils devaient préparer son arrivée le dimanche matin suivant avec deux cents hommes. Il écrivit une note au stylo destinée à un ami proche à Nice, pour me recommander à lui et l'informer que j'avais sa confiance, et je lui expliquerais le plan que je connaissais, et je serais prêt à lui offrir toute assistance en mon pouvoir. Puis tous ces arrangements furent discutés et la note rédigée nous quittâmes Gênes. De façon à ne pas perdre de temps, et il était déjà tard dans l'après-midi, après avoir pris quelques rafraîchissements en vitesse je retournai au bureau des diligences. Là je n'ai pas trouvé ma mission aussi simple que je le pensais. J'ai demandé s'il était possible d'avoir une diligence pour Nice.
« Oui » dit l'employé, « en payant «
« Très bien », répondis-je « Dites-moi combien »
« Combien de passagers ? » demanda-t-il
Là, Garibaldi m'avait demandé une grande réserve sur le sujet.
« Je ne veux pas » avait-il dit, « que les gens du bureau sachent qui et combien partent ; vous devez louer la diligence si possible pour vous et ne pas répondre aux questions. »
Maintenant qu'on en était là, j'ai trouvé que c'était très difficile à faire. La seule solution était de se retrancher derrière l'excentricité proverbiale du Milord anglais.
« Oh, j'ai un ami ou deux ; nous avions l'intention de partir en diligence ce matin, mais nous avons été retenus à Turin. C'est mon habitude à chaque fois que je suis en retard pour la diligence de prendre une diligence pour moi tout seul, comme ça je peux changer de siège et je suis sûr d'avoir de la place. »
« Et vous êtes prêt à payer pour seize places et six chevaux pour avoir ce plaisir-là ? » dit l'employé.
« Si j'aime dépenser mon argent ainsi, qui cela peut-il gêner? «
« Quel bagage avez-vous ?
« Une grosse valise chacun »
« C'est très particulier » ajouta l'employé ; « ceci ne m'est jamais arrivé avant qu'un homme veuille louer toute une diligence pour lui et son ami et deux grosses valises, et je ne peux prendre la responsabilité de vous en donner une sans avoir consulté mes supérieurs, ce qui est difficile à faire à cette heure tardive. Si vous voulez, je vous donnerai un gros fiacre pour six personnes– qui devrait vous satisfaire. »
En définitive nous convînmes que si je revenais dans une heure, l'employé saurait d'ici là si je pouvais avoir une diligence, et me donnerait une réponse à propos du fiacre, pour le cas où la diligence serait refusée.
Je me rendis alors à l'hôtel que Garibaldi avait indiqué pour adresse et qui était un endroit moche, vieillot et de seconde classe sur le quai. Il n'y avait pas de doutes que le général était là, parce qu'il y avait beaucoup d'entrées et de sorties, et un bourdonnement de jeunes hommes près de la porte, comme si quelque chose d'important se passait à l'intérieur. Avant d'être reçu par le général, j'ai dû attendre jusqu'à ce que mon nom lui soit rapporté : il était évident que l'on prenait des précautions en ce qui concernait les personnes admises en sa présence. Après quelques instants on m'amena dans une grande salle, dans laquelle vingt ou trente hommes dînaient, et à la tête de la table était assis Garibaldi. Immédiatement il fit de la place pour moi à ses côtés. ; et avant que j'eus le temps de lui parler du résultat de ma mission au bureau des diligences, il m'interpella en disant –
« Amico mio, je suis vraiment désolé, mais nous devons abandonner toute idée de mener à bien notre programme Nice. Voici ces messieurs de Sicile. Tous de Sicile ! Ils viennent tous me voir, pour dire que le moment est venu, que le retard serait fatal pour leurs espoirs ; que si nous allions délivrer leur pays de l'oppression de Bomba, il faut le faire de suite.
J'avais espéré être capable de mener à bien cette petite affaire de Nice d'abord, car ce n'est qu'une question de quelques jours ; mais, je regrette beaucoup, l'opinion générale est que nous perdrons tout si nous tentons trop ; et bien que j'aime ma province natale, je ne peux lui sacrifier ces plus grands espoirs de l'Italie. »
Je ne garantis pas que ce soit les mots exacts qu'il a employés mais c'était le sens exact.
Je suppose que mon visage montrait ma déception, car comme je restai silencieux, il continua.
« Mais si vous voulez vous battre pour une bonne cause, joignez-vous à nous. Je sais que vous n'êtes pas un soldat, mais je vous garderai avec moi, et vous trouverai un travail. »
Je n'ai jamais cessé de regretter de ne pas avoir accepté cette offre. J'aurais été le seul des huit cents héros qui quittèrent Gênes deux semaines après qui n'était pas italien. Après j'ai vu ces huit cents décorés à Naples. Il est vrai que beaucoup de partisans ont rejoint Garibaldi presque immédiatement après qu'il ait débarqué ; mais ceux qui ont embarqué avec lui de Gênes étaient, pour un homme, italiens. Alors que j'hésitais, le général expliqua aux siciliens présents les circonstances de ma présence parmi eux, et les offres qu'il m'avait faites, qu'ils approuvaient tous cordialement. Je venais juste, cependant de quitter l'Angleterre, m'attendant à être absent environ un mois, et j'avais des affaires à régler qui nécessitaient que j'y retourne. Par ailleurs, je m'étais tellement intéressé à la question de Nice, et je savais si peu quelles étaient les chances de succès en Sicile, que je ne me sentais guère disposé à m'embarquer dans une aventure qui, à première vue, semblait téméraire et imprudente au plus haut degré. Je vacillais dans ma résolution, pourtant, un bon moment pendant le dîner, sous l'influence de l'enthousiasme qui m'entourait ; et finalement je dis adieu à Garibaldi, en lui souhaitant à lui et à ses compagnons tout le succès, battit en retraite, craignant de ne pas pouvoir résister à la tentation qui à chaque moment était plus forte de les rejoindre.
Le lendemain matin je me rendis au bureau des diligences pour prendre possession de la diligence, et mon ami l'employé me reçut avec un sourire compatissant.
« Donc vous avez abandonné l'idée d'avoir une diligence pour vous tout seul ? fit-il remarquer.
Je crains qu'il ne me croyait pas si excentrique que cela mais qu'il me prenait pour un anglais faible d'esprit. Je me hissai humblement sur la banquette avec un signe d'assentiment, déçu et abattu, et de plus en plus en proies à de vains regrets de ne pas avoir saisi l'occasion avec les siciliens.
A Nice, j'ai apporté la lettre de recommandation que m'avait donnée Garibaldi, maintenant inutile, et j'ai raconté au Monsieur à qui elle était adressée toute l'histoire. Ce qu'il m'a dit, et ce que j'ai observé m'a laissé des regrets d'avoir abandonné l'opération ; car l'opinion générale était que l'épisode de Nice n'aurait pas retardé l'expédition en Sicile. Une demi-heure aurait suffi pour casser les urnes et jeter les bulletins de vote. ; et Garibaldi aurait pu être de retour à Gênes et laisser aux autres le soin de régler les détails. Je me suis demandé pourquoi il était nécessaire que Garibaldi soit présent à cette opération assez simple, et si n'y avait personne d'autre dans la ville capable de rassembler quelques hommes déterminés pour mener à bien cette opération. Mais l'idée avait été jugée impossible. Il n'y avait qu'un seul homme dans toute l'Italie dont la magie du nom et le prestige de la présence suffisait pour ces choses-là. A Nice même il n'y avait personne ayant la faculté d'organiser, le courage d'exécuter, ou l'autorité pour contrôler un mouvement de cette sorte ; et je me consolai donc en prenant la seule revanche que je pouvais sur une population si faible et si facilement trompée par ses autorités, en votant moi-même pour l'annexion à la France. Bien sûr je n'avais pas le droit de voter ; mais cela importait peu, pourvu qu'on vote comme il faut. Voter « Non » était presque impossible. Les bulletins « Non » étaient très difficiles à trouver, alors que les « Oui » étaient balancés dans vos mains de partout. Si seulement les urnes avaient été détruites, et que leur contenu avait été jeté au vent, celles qui contenaient le vote populaire par lequel Nice faisait partie de la république française; l'opération qui consistait à les casser avec une douzaine d'homme déterminés, préparés à subir les conséquences, aurait pu être menée avec une grande facilité.
En même temps, je suis obligé de dire à la lumière des évènements qui ont suivi, et vu la prospérité qui s'en est suivie à Nice depuis son incorporation à la France, que les habitants n'ont pas eu de raison de regretter l'escamotage dont ils semblaient à l'époque avoir été victimes.

Discours de Cavour à la chambre des députés le 26 mai 1860

« Œuvre parlementaire du Comte de Cavour » par Camillo Benso, Traduit et annoté par I. Artom et Albert Blanc, éditeur J. Hertzel, Paris, 1862, 648 pages

Les pages 511 à 550 s'intitulent : « Sur le traité signé à Turin le 24 mars 1859 pour la réunion de la Savoie et de l'arrondissement (circondario) de Nice à la France »

Messieurs les députés,
Presque tous les orateurs qui ont pris part à cette discussion ont commencé par exprimer à la Chambre des sentiments de grave douleur, de profonde amertume à l'occasion de ce traité. Si les honorables préopinants ont fait ainsi , il doit m'être d'autant plus permis de manifester mon émotion, à moi qui, non moins jaloux de l'honneur et des intérêts de la patrie, ai dû agir en première ligne dans cette affaire, et assumer sur ma tête la responsabilité presque entière de cet acte en face de vous, en face du pays, en face de l'histoire.
Si quelques-uns d'entre eux eussent pu lire dans mon cœur, s'ils eussent pu apprécier quel chagrin le remplit, ils auraient adouci peut-être leur langage ; ils n'auraient pas jeté sur moi à pleines mains le sarcasme, l'ironie, la raillerie, dans cette pénible discussion. Mais je ne m'attacherai pas à répondre à ces personnalités, que l'honorable Rattazzi, je me plais à le reconnaître, a entièrement évitées. Seulement, puisque le député Guerrazzi, pour mettre le comble à son triomphe, a cru devoir me mettre en présence de l'histoire, et me représenter le sort que mérite un ministre aussi coupable que moi, je veux ajouter un complément à cette leçon historique.
L'honorable Guerrazzi a rappelé lord Clarendon, qui , après avoir suivi son souverain dans l'exil , après lui avoir donné des preuves d'une fidélité trop rare alors en Angleterre, après avoir exercé le pouvoir pendant plus de dix ans, fut accusé par les communes, envoyé en exil par le souverain et condamné à y mourir, pour avoir cédé Dunkerque à la France. (Avec chaleur.) Que l'honorable Guerrazzi me permette de lui faire observer que si le comte de Clarendon, pour défendre sa conduite si violemment accusée, eût pu montrer plusieurs millions d'Anglais délivrés par lui de la domination étrangère, plusieurs comtés ajoutés aux possessions de son maître, peut-être le parlement n'eût pas été si impitoyable, peut-être Charles II n'eût pas été si ingrat envers le plus fidèle de ses serviteurs.
Mais, Messieurs, puisque le député Guerrazzi me faisait une leçon d'histoire, il devait la faire complète. Après avoir dit ce qu'a fait lord Clarendon, il aurait dû dire quels ont été ses adversaires, ses accusateurs, ceux qui se sont partagé ses dépouilles et qui ont hérité de lui le pouvoir. (Avec grande animation.) Il aurait dû dire que ses adversaires formaient cette coterie fameuse d'hommes politiques que ne reliait aucun antécédent, aucune communauté de principes , aucune idée , et sur lesquels agissait seul le plus impudent égoïsme ; de ces hommes sortis de tous les partis , professant toutes les opinions, puritains, presbytériens, épiscopaux et papistes tour à tour; républicains un jour, royalistes exaltés le lendemain; démagogues dans la rue, courtisans au palais; tribuns devant le Parlement, fauteurs de réactions et de mesures extrêmes dans les conseils du prince; de ces hommes enfin dont la réunion forma le ministère que l'histoire a stigmatisé du nom de cabale.
Le député Guerrazzi aurait dû dire aussi cela , et alors je lui aurais répondu que les Anglais regardent comme une gloire nationale le comte de Clarendon , en le comparant à ses ennemis, à Clifford, à Arlington, à Buckingham, à Ashley et à Lauderdale.
Cela dit, je laisse à la Chambre, au pays, le soin d'apprécier ce qu'il convient d'en conclure pour le cas pré sent.
Répondant maintenant au député Rattazzi (1) je ne le suivrai pas dans la longue et éloquente digression qu'il a cru devoir faire pour la justification des travaux de son ministère passé. Je n'ai point attaqué son administration, il n'était donc pas besoin de la défendre. Il a paru désapprouver que j'aie donné ma démission après les préliminaires de Villafranca ; c'est pourtant un acte dont je m'honore, et je persiste à croire qu'en protestant ainsi contre ces arrangements autant qu'il était en moi, je n'ai pas peu servi les intérêts de l'Italie. J'ajoute que, comprenant les devoirs d'un homme d'État qui quitte le pouvoir, j'ai fait ce que j'ai pu pour faciliter à l'honorable Rattazzi la formation de son ministère (signes affirmatifs du député Rattazzi), et je ne lui ai jamais fait d'opposition; même, pour éviter d'être un embarras pour lui , je me suis retiré à la campagne , et j'y étais encore alors que la rigueur de la saison avait fait cesser toute occupation agricole. (On rit.)
Si ce ministère est tombé, ce n'est point par mon fait ni par celui de mes amis politiques. 11 a été attaqué vivement; mais par contre ses amis n'ont pas épargné les plus basses calomnies aux hommes qu'ils supposaient ne lui être pas entièrement favorables.
Mais un débat sur ce sujet ne nous mènerait présente ment à rien. J'entre tout de suite dans le cœur de la question.
Ayant été au pouvoir pendant dix ans, ayant eu la direction de plusieurs ministères, j'ai pu, Messieurs, apprécier autant que qui que ce soit, plus peut-être que quelques-uns d'entre vous, l'étendue du sacrifice que nous allons faire. Oui, Messieurs, j'ai pu constater combien la perte de la Savoie et de Nice était grande pour nous; j'ai vu quel concours les Savoisiens don aient à l'armée; je sais combien leur caractère loyal et sévère aidait à la marche régulière des choses ; je sais que la Savoie n'était pas une charge , mais une source d'avantages pour l'État, et je puis témoigner que peu de provinces se sont montrées plus dignes des libertés que Charles-Albert nous a données, et que nulle part peut-être dans l'État ces libertés n'ont plus rapidement développé les ressources publiques. De même, je sais combien Nice valait. Je reconnais que c'était un riche joyau à la couronne de nos princes ; j'ai pu me convaincre que les Niçois, malgré leur réputation d'hommes difficiles à contenter, acceptaient volontiers nos institutions, et que leur pays faisait de grands progrès économiques sous l'influence de la liberté.
Je n'entreprendrai donc point de chercher à atténuer le sacrifice.
Je reconnais bien aussi que la perte de la Savoie et de Nice n'est pas sans inconvénient pour la défense du royaume. Nice et la Savoie rendaient nos frontières du côté de la France plus sûres, plus faciles à défendre; pourtant il ne faut pas exagérer cette considération. La Savoie n'a jamais été d'une grande utilité pour la défense de l'État. Sans remonter plus haut, je puis rap peler les guerres trop nombreuses de la France contre le Piémont depuis Louis XIV jusqu'à la Révolution française. Jamais, pendant tout ce temps, nous n'avons essayé d'empêcher l'occupation de la Savoie.
Vous savez que, pendant les dernières de ces guerres, celles de la Révolution, la Savoie fut entièrement envahie en quelques semaines par les troupes françaises. On ne peut attribuer ce fait au peu de valeur des troupes royales ni à l'insuffisance de nos moyens de défense, puisque nous avons ensuite résisté pendant plusieurs années sur les Alpes aux armées républicaines. Notre véritable ligne de défense, Messieurs, est sur les Alpes.
Or les Alpes nous sont conservées. Nous avons perdu un ouvrage avancé, mais la place nous reste, et il ne nous serait pas difficile, je crois, de la défendre.
Les changements qui se sont opérés dans les conditions de la guerre ont rendu bien moins difficile la défense des Alpes et des vallées qui en dépendent. Depuis la Révolution, la manière de faire la guerre n'est plus la même qu'autrefois. Les armées se sont extraordinairement accrues. Le général Bonaparte a pu conquérir une première fois l'Italie avec moins de quarante mille hommes, et une seconde fois, peu d'années après, avec une armée qui n'était guère plus nombreuse; il a gagné la bataille de Marengo avec vingt-huit ou trente mille hommes au plus. Aujourd'hui, Messieurs, on ne pourrait plus même essayer d'en faire autant avec une armée double ou peut-être triple.
La guerre dans les plaines d'Italie n'est plus possible sans une armée qui dépasse cent mille hommes; je dis qu'une telle armée ne pourrait être conduite malgré nous en Italie par les vallées des Alpes. Réussît-elle à les franchir, nous pourrions, au moyen des chemins de fer qui convergent de toutes les parties de l'État vers les débouchés ou jusqu'au fond même de ces vallées, y réunir des forces bien supérieures à celles que l'ennemi pourrait y porter.
L'année dernière, quand il n'existait aucun obstacle sur les montagnes, quand le pays mettait toutes ses ressources à la disposition de l'armée française, nous avons vu combien il est difficile de faire passer le Mont-Cenis à une armée régulière. Je n'entre pas dans les détails, mais j'affirme que la France, quand même elle concentrerait cent mille hommes en Maurienne, ne pourrait pas en faire passer par le Mont-Cenis plus de quatre ou cinq mille par jour, tandis que nous pourrions, dans le même temps, transporter à Suse trois et quatre fois autant de soldats.
Je répète que la manière dont la guerre se fait aujourd'hui rend la défense des Alpes beaucoup plus facile pour qui en a les clefs. Le député Guerrazzi a donc eu tort de dire que, par suite d'un traité qui découvre, selon lui, nos frontières, le Parlement se verrait forcé de changer de résidence, et qu'il faudrait établir la capitale ailleurs. Je ne sais s'il était bien à propos de faire cette remarque, qui n'est propre qu'à réveiller le sentiment le plus funeste à l'Italie, celui des rivalités municipales. (Approbation.) Ce que je sais, c'est que le député Guerrazzi se trompe de beaucoup, et que, Turin fût-il exposé plus qu'auparavant aux dangers d'une guerre, ce ne serait pas une raison pour que le Parlement s'en éloignât. Turin, souffrez que je le dise avec un juste orgueil, est un lieu où il fait bon délibérer en temps de guerre ; la population de Turin a su, dans les moments les plus difficiles, conserver un calme, une fermeté bien faits pour nous déterminer, Messieurs, à maintenir ici le siège du Parlement.
Souvenez-vous de ce qui arriva l'année dernière, quand notre territoire fut envahi à l'improviste par l'ennemi : le Roi et son gouvernement décidèrent qu'il fallait exposer le palais et la capitale pour le salut de cette armée qui était alors la dernière espérance de l'Italie. La ville, attristée mais résolue, attendit l'ennemi avec une contenance digne d'elle. Peu de jours après, les masses autrichiennes ayant été arrêtées par cette grande opération de l'inondation des plaines qui fit tant d'honneur au pays, notre armée put prendre des positions formidables, et l'armée française eut le temps d'arriver tandis que les rangs ennemis s'accumulaient devant nous. Pendant ce temps, le gouvernement et les chefs militaires avaient jugé nécessaire que la capitale se défendît : cette décision fut annoncée à la population ; il fut convenu que Turin se défendrait jusqu'à la dernière extrémité; personne ne se troubla; la municipalité, le peuple, la garde nationale unanimes déclarèrent que tous étaient prêts. Toutes les classes de la population se montrèrent décidées à suivre l'impulsion venue d'en haut. Les femmes elles-mêmes, je le dis à l'honneur de cette ville, furent inébranlables; pas une, dans ce moment suprême, ne songea à quitter son mari ou ses fds pour aller chercher un refuge dans les provinces écartées. (Approbation.) Une telle cité, Mes sieurs, est une bonne résidence pour le Parlement dans les heures difficiles, et je crois que les députés de l'Italie centrale se joignent à moi dans cette pensée. (Approbation.)
A l'égard de Nice, je l'avoue, les considérations militaires ont plus d'importance. Si la ville de Nice ne peut être défendue, à moins qu'on ne la transforme en place de guerre de premier ordre, une partie du comté offre de bonnes lignes de défense. Moi aussi, j'aime à me rap peler les glorieux faits d'armes de nos ancêtres sur les sommets de Braus et de Brouis. Mais nous n'avons pas oublié les exigences de la défense de notre territoire; un article exprès a été inséré pour cela au traité ; par cet article, avant même que les commissaires se fussent réunis pour le tracement des limites définitives, il a été établi que tous les passages des Alpes, tels que la haute Boia, la haute Vesubia et une partie de la haute Tinea, sans exception, resteraient en notre pouvoir. La défense est ainsi assurée pour les provinces piémontaises et la vallée du Pô.
Quant à la Ligurie, il est bien vrai que, tout en conservant les hautes vallées de la Roia, de la Vesubia et de la Tinea, nous pouvons moins facilement la défendre; le col de Braus était évidemment un premier passage qui pouvait être bien disputé, tandis que la résistance devrait se porter aujourd'hui non plus entre le Paglione et la Roia, mais entre la Roia et la Nerva ou la Taggia.
Mais ici encore, Messieurs, les nouvelles conditions dans lesquelles se fait la guerre de nos jours changent entièrement la théorie de la résistance. L'attaque comme la défense peuvent tirer un avantage immense de la navigation à vapeur; avec des bateaux à vapeur, on peut transporter en vingt-quatre heures vingt, trente mille hommes à près de quatre-vingts lieues. Notre littoral ne peut donc être bien attaqué ni bien défendu que si des forces maritimes se joignent, dans l'un ou l'autre cas, aux forces de terre.
Supposons en effet que, dans une guerre contre la France, celle-ci (chose très-vraisemblable dans l'état actuel des choses) fût maîtresse absolue de la mer; pensez- vous qu'il serait possible, qu'il serait utile de défendre l'une des vallées de la Ligurie et de former nos lignes perpendiculairement à la mer, tandis que l'ennemi pourrait en quelques heures transporter un corps d'armée sur nos derrières? En vérité, je n'en crois rien. Le général Bonaparte a pu se porter jusqu'à Savone sans être maître de la mer; mais à cette époque la marine anglaise, n'ayant pas le secours de la vapeur, ne pouvait porter sur un point et à un moment déterminés les forces considérables qu'il est aisé de transporter aujourd'hui là où le besoin s'en fait sentir.
Encore une fois, la question de la défense de la Ligurie a donc perdu beaucoup de son importance.
Que si nous étions les maîtres de la mer, il faudrait faire le même raisonnement pour la France. Les Français commettraient une grande imprudence s'ils s'avançaient le long de la rivière de Gênes pendant que d'une part nous garderions les cimes des Alpes et des Apennins, et que de l'autre nous pourrions porter de Gênes, de la Spezia ou d'un autre port italien un corps d'armée sur les points laissés par eux en arrière.
Ainsi, je conviens que la perte de Nice diminue nos moyens de défense, non pas pour la vallée du Pô, mais pour la Ligurie ; j'ajoute toutefois qu'à mes yeux notre position militaire par rapport à la France n'en est pas essentiellement modifiée.
Vous voyez, Messieurs, que je vous expose sans détour la portée du sacrifice que je viens vous conseiller de faire. Mais alors, me direz-vous avec l'honorable préopinant (2), pourquoi ce sacrifice? Nous ne voyons aucune compensation pour nous dans le traité, pas même ce qu'il eût été si aisé d'obtenir, la garantie de la réunion de l'Italie centrale aux anciennes provinces du royaume (3).
Je pourrais dire que cette compensation, nous l'avons eue dans le traité de Zurich, car nous ne pouvons méconnaître que les concessions arrachées à l'Autriche l'ont été par les soins de la France ; je pourrais dire que nous l'avons eue lorsque l'empereur des Français, reconnaissant l'impossibilité d'une restauration en Toscane, dans les duchés et dans les Romagnes, a osé déclarer au pape avec respect, mais avec résolution, dans cette lettre du 30 décembre qui ne sera jamais assez célébrée, que sa domination sur les Romagnes était finie. Oui, Messieurs, cette lettre marque une époque mémorable dans l'histoire de l'Italie; en l'écrivant, l'empereur Napoléon s'est acquis, selon moi, un titre non moins grand à la reconnaissance des Italiens qu'en battant les Autrichiens sur les hauteurs de Solferino. (Sensation.) Oui, car cette lettre mettait fin à la domination des prêtres, laquelle est peut-être aussi funeste pour l'Italie que la domination autrichienne. (Applaudissements.) Et cet acte de l'empereur était d'autant plus généreux, que pour aider l'Italie, pour mettre un terme à la tyrannie sacerdotale, il n'hésitait pas à s'aliéner un parti puissant en France et qui lui avait donné jusqu'alors, au moins en apparence, tout son appui.
Je maintiens que ce sont là de grandes compensations. Néanmoins, M. Rattazzi a raison de dire que, dans le traité de Zurich et dans les conférences qui l'ont précédé, il n'a pas été question de la cession de la Savoie et de Nice, et que dès lors, au point de vue diplomatique, on ne pouvait pas nous la demander pour prix des services qu'on nous avait rendus dans ces négociations. Quelle est donc la raison d'être de ce traité?
Cette raison d'être est celle que l'honorable Rattazzi, dans la dernière partie de son discours, a cherché à détruire ; cette raison, c'est que le traité est une partie intégrante de notre politique, une conséquence logique, inévitable de la politique passée, une nécessité absolue pour la continuation de cette politique dans l'avenir. Je me propose, Messieurs, de vous prouver que le traité est réellement une conséquence de notre passé, une condition de notre avenir.
Je ne veux pas vous tracer le tableau de la marche que nous avons suivie depuis l'avènement du roi Victor- Emmanuel au trône. Vous savez, Messieurs, que cette marche a toujours eu deux buts : le développement des principes de liberté à l'intérieur, la revendication, dans les limites du possible, du principe de nationalité au dehors. Cette double tâche a exigé des sacrifices graves et continuels. A peine le pays s'était-il remis de la secousse de Novare que les hommes qui siégeaient au pouvoir se regardèrent comme obligés de réorganiser l'armée et d'accroître nos ressources offensives et défensives. Et ici, je m'associe cordialement à l'honorable préopinant pour rappeler les immenses services rendus par le général Alphonse Lamarmora qui, prenant la direction de l'armée désorganisée et démoralisée, travailla pendant des années à la raffermir, sans se laisser arrêter par les calomnies, par les accusations les plus injustes. (Approbation)
Il fallait du courage alors, Messieurs, pour persévérer dans une telle voie. Les difficultés n'étaient pas au dehors, mais au dedans du pays ; pour renforcer l'armée, pour organiser la défense, il fallait accroître les ressources du trésor; il fallait demander sans cesse au pays de nouveaux sacrifices pécuniaires, charger de nouveaux impôts une population frappée par le fléau des mauvaises saisons, éprouvée par des épidémies, serrée de près par la disette.
Les ministres de ce temps-là ont eu ce courage. Ils ont su, dans certaines circonstances, engager leur propre responsabilité, s'exposer au sort de lord Clarendon, à être mis en accusation par les Chambres pour avoir décrété des dépenses pour la défense de l'État sans la per mission du Parlement. Et je ne prononce pas ici de vaines paroles, car il s'en est fallu d'une seule voix que l'ouvrage qui a rendu le plus de services dans la dernière guerre n'ait été condamné : je parle des fortifications de Casal.
Pendant quelque temps, cette politique, tout en ne perdant pas de vue son but suprême, le bien de l'Italie, resta bornée à l'intérieur de l'État. Mais une fois notre édifice social consolidé, une fois l'armée recomposée, l'Europe ayant vu que cette partie de l'Italie était capable de vivre de la vie de la liberté, nous cherchâmes à passer à une phase d'existence plus active ; la guerre d'Orient nous en fournit l'occasion; et alors encore, Messieurs, il fallut du courage à ceux qui signèrent le traité qui envoyait nos soldats en Crimée; car le traité souleva d'abord une désapprobation générale. Cependant la discussion amena un bon nombre de représentants à l'accepter, et ceux-là, n'ayant pas tardé à voir ce dont il s'agissait, appuyèrent dès lors avec ardeur le ministère.
Au retour de Crimée, nous avions conquis le droit de parler de l'Italie à l'Europe; mais pour en parler avec efficacité, pour que notre faible voix ne se perdît pas au milieu de celles des grandes puissances, il fallait que nous fussions soutenus par nos alliés. Nous avons fait alors tous nos efforts pour serrer à Paris les nœuds de solides et bonnes alliances; nous trouvâmes, en effet, la France et l'Angleterre favorablement disposées, sympathiques à nos vues, désireuses de nous aider, avec cette différence pourtant que l'Angleterre se préoccupait particulièrement de l'un des deux buts de notre politique, la liberté intérieure; l'Angleterre se montrait extrêmement amie de notre régime constitutionnel et disposée à empêcher, non-seulement par des protocoles, mais même par les armes, tout attentat contre nos libertés; tandis que sur la question de la nationalité, des intérêts de la Péninsule, l'Angleterre était beaucoup moins explicite ; ce n'est pas qu'elle ne ressentît une inclination marquée pour ce beau pays, mais son respect superstitieux pour les traités de 1815 empêchait cette inclination de se traduire par des actes extérieurs. (Hilarité; approbation.)
Je crois que ce respect des traités, que cette répugnance contre toute infraction à leur texte avait été singulière ment excitée par les circonstances spéciales où l'Angle terre se trouvait depuis la guerre. Elle avait réussi à arrêter la Russie en Orient, et les accords sanctionnés au congrès de Paris élevaient une barrière contre les projets d'envahissement qu'elle prêtait au cabinet de Pétersbourg : voulant voir ces pactes religieusement observés, elle était naturellement portée à souhaiter qu'il en fût de même des traités antérieurs.
En France, ou, pour mieux dire, dans l'esprit de l'empereur des Français, nous avons trouvé une sympathie sincère pour notre État, pour l'Italie entière, un vif désir d'en améliorer les destinées, d'en soulager les maux , dans la mesure compatible avec les intérêts qui doivent lui être le plus chers, ceux de la France. Il était donc naturel que, sans nous éloigner de l'Angleterre, si bienveillante pour nous, nous missions un soin plus spécial à cultiver l'alliance française.
Ainsi, Messieurs, dans la seconde phase de notre politique, c'est-à-dire à partir de la guerre d'Orient, nous avons procédé par un système d'alliances, et particulièrement par l'alliance française.
Vous savez quels ont été les fruits de cette politique. L'honorable Rattazzi vous l'a dit : elle nous a valu la délivrance de la Lombardie, elle nous a conduits à Parme, à Modène, à Bologne, à Florence.
Je ne crois pas que les observations faites par l'honorable préopinant sur la prétendue autonomie administrative de la Toscane puissent diminuer à vos yeux ces avantages. A quoi, en somme, se réduit cette autonomie? quel engagement avons-nous pris envers la Toscane? un seul : nous avons admis que l'union pût s'opérer sans qu'immédiatement l'on étendît à la Toscane toutes nos lois anciennes, et, que l'honorable Rattazzi me permette de le dire, toutes les nouvelles. (Hilarité)
C'est un fait qu'en arrivant au ministère nous avons trouvé la Lombardie fort mécontente du procédé dont on avait usé envers elle , en lui donnant en quelques semaines une quantité considérable de lois, de règlements et d'employés où tout pour elle était nouveau. Ayant vu le mauvais effet produit par ce mode d'unification en Lombardie, nous avons voulu agir autrement pour la Toscane. Dans l'Emilie, le gouvernement local avait procédé à l'union avec beaucoup de résolution; en Tos cane, on avait marché avec plus de réserve; l'Emilie fut acceptée telle qu'elle s'était constituée, la Toscane telle qu'elle était. On nous demande si nous conserverons toujours en Toscane des lois particulières, une administration séparée; non certes : nous avons dit tout le contraire. Nous avons dit : « L'intention du gouvernement (et vous savez que le gouvernement, lorsqu'il parle, suppose toujours qu'il a le concours du Parlement) est de modifier en partie ces lois qui ont été mal accueillies en Lombardie, de les rendre plus favorables à la liberté locale, à la décentralisation. Nous n'appliquerons donc ces lois à la Toscane qu'après qu'elles auront été modifiées, parce qu'alors, étant plus larges, elles donneront, avec les bénéfices de la liberté et de la décentralisation, les avantages de l'autonomie : car, enfin, les bienfaits de l'autonomie administrative se réduisent à laisser à chacune des parties du corps social une grande latitude d'action. » Si donc nous pouvons arriver, — et j'espère que nous y arriverons bientôt, avec votre concours, — à organiser l'administration sur les bases d'une grande liberté locale, nous aurons conservé à la Toscane le bénéfice de l'autonomie, en lui donnant une législation commune aux autres provinces.
Chaque jour d'ailleurs nous vous marquons assez que notre intention est de procéder à l'unification législative et administrative. Il ne se passe pas de semaine où le ministre de grâce et justice ne vienne vous proposer d'étendre à la Toscane quelqu'une de nos lois. Tout ce que nous disons, tout ce que nous écrivons témoigne que ce ne sont point là des actes isolés, mais les déductions constantes d'un système invariablement poursuivi.
J'espère que vous partagez tous la pensée que je viens de développer dans cette première partie de mon raisonnement, savoir que la politique des alliances nous a été profitable ; le député Rattazzi, qui pendant de longues années a tant contribué au succès de cette politique, ne saurait me contredire. (Mouvements en sens divers.)
Maintenant, avant d'examiner à quelles conditions le même système peut être continué, je dois me demander si d'aventure il est possible, s'il est opportun de le modifier, soit par rapport au but à nous proposer, soit par rapport aux moyens à choisir.
Peut-être pourrait-on discuter la question de savoir si, au lieu de poursuivre une marche si active, si militante, il n'est point le cas de faire halte, de nous recueillir, de donner tous nos soins à l'organisation intérieure, à la constitution d'un royaume fort sur des bases libérales. Mais, en vérité, je ne crois pas que le pays soit disposé à s'en tenir là. En considérant l'immense sympathie qu'excitent dans les cœurs de tous nos concitoyens les entreprises les plus aventureuses en faveur des autres provinces d'Italie, je suis amené à penser qu'une politique timide et égoïste, quelque libérale qu'elle pût être à l'intérieur, ne serait pas supportée par les populations. Je suis sûr que vous recevriez fort mal le ministre des finances, si, au lieu de vous demander des crédits supplémentaires comme il est obligé de le faire à chaque instant, il venait vous proposer de larges économies sur les budgets de la guerre et de la marine.
D'ailleurs, quand je me tromperais sur le sentiment national, sur vos dispositions réelles, ma conviction est qu'au fond il nous est absolument impossible de changer de politique. Lors même que nous le voudrions, l'état de l'Italie, celui de l'Europe, je le dis hautement, ne nous le permettraient pas.
L'Italie est-elle donc constituée de manière à rendre possible une politique comme celle dont je viens de parler? Pouvons-nous bannir toute préoccupation des affaires extérieures pour nous consacrer exclusivement aux choses du dedans? Nous aurions beau le faire, nos adversaires ne nous imiteraient pas, et nous nous placerions dans une situation bien fâcheuse.
Je ne veux pas exagérer les périls qui nous entourent ; mais je dois vous faire remarquer quelle est notre position en face de l'Autriche. (Écoutez!) L'Autriche a accepté les conditions de Zurich, et cela de bonne foi, je veux le croire; mais elle n'a pas accepté de même l'annexion de l'Emilie et de la Toscane; elle a, au contraire, protesté contre ce fait et réservé tous ses droits. Elle a bien déclaré qu'elle ne nous attaquerait pas pour le mo ment si nous n'usions pas de procédés agressifs; mais ce n'est pas là une garantie pour l'avenir. Si l'Autriche ne nous menace pas aujourd'hui, elle est entièrement libre de le faire demain sans violer les pactes jurés, sans manquer au droit des gens. Nous sommes donc, à l'égard de notre puissante voisine, dans une situation assez difficile pour ne pouvoir changer de politique sans imprudence.
Mais ce n'est pas seulement à l'orient et au nord qu'on nous menace; c'est aussi au midi. Le pape, vous le savez, a repoussé avec ressentiment toute tentative de conciliation, et déclaré qu'il ne traiterait que sur les bases d'une restauration de son pouvoir dans les Romagnes, désormais réunies à nos États. Le pape, en outre, a associé sa cause d'une manière absolue à celle des princes déchus. Tout cela nous place, à l'égard de notre voisin du sud, dans une position tout à fait anormale.
Il ne faut pas, Messieurs, considérer cette position comme exempte de dangers. Si le saint-père n'avait pas d'autres forces que celles qu'il tire de ses possessions, ses menaces seraient peu à craindre ; mais vous savez qu'il n'a pas hésité à faire appel à tous les catholiques du monde, et qu'il n'a négligé aucun moyen de réveiller les sentiments qui ont produit, à une époque heureuse ment éloignée de nous, les croisades contre l'islamisme et contre les malheureux Albigeois. Sans grossir les résultats qu'a obtenus le souverain pontife, nous sommes bien forcés de constater que sa voix n'a pas été sans écho ; et, je le dis avec douleur, il a été surtout écouté chez des peuples qui ont ressenti les bienfaits de la liberté, et qui auraient dû répugner d'autant plus à seconder une entreprise dont le but avoué est de réduire en servitude une nation noble et chrétienne. (Très-bien!)
Oui, Messieurs, il est douloureux de dire, il est douloureux de penser que la passion puisse conduire des populations entières à l'inconséquence, à l'ingratitude; il est douloureux de dire que la voix du pape-roi a trouvé plus d'échos en Belgique et en Irlande qu'ailleurs; que la Belgique, qui se levait fièrement il y a quelques années pour reconquérir sa nationalité, pour briser les chaînes hollandaises, se montre disposée aujourd'hui à prêter au pontife les moyens d'écraser une grande nation, de river des chaînes bien autrement lourdes que n'étaient celles de la Hollande; il est douloureux de lavoir fournir au pontife de l'argent et des hommes, ce prélat, entre autres, qui a quitté la mitre pour les armes. (Hilarité et marques d'approbation.)
Il est triste de voir l'intéressante Irlande, qui, dans notre jeunesse, fit battre nos cœurs de tant de sympathie, elle qui a dû son émancipation aux efforts constants du parti libéral en Angleterre, envoyer aujourd'hui ses fils combattre non pas pour cette liberté à laquelle elle doit la vie, mais pour le despotisme civil et religieux.
Et par malheur aussi, la France ne s'est pas soustraite à cette influence ; la France a donné au pape le chef de sa nouvelle armée; chose déplorable, il est sorti de cette France généreuse un soldat illustre, couronné encore de ses lauriers d'Afrique, qui est allé se mettre à la tête de bandes d'aventuriers!
Tout ceci est un sujet de réflexions sérieuses, Messieurs. Si vous ajoutez au péril qui nous guette au nord celui que nous prépare le sud, vous comprendrez bien vite pourquoi je vous dis qu'il ne nous est pas possible de changer de politique.
Je ne porte pas mes regards au-delà des États du pape; la réserve qui appartient à ma charge me le défend, et je sens trop l'impossibilité où je serais de concilier dans mon langage l'émotion vive que me font éprouver les souffrances de cette partie de l'Italie avec la prudence que m'imposent mes devoirs. Qu'il me suffise, Messieurs, de vous nommer ces contrées, pour vous faire souvenir que de là encore peuvent venir sur nous des menaces et des dangers.
Mais, comme je vous l'ai dit, outre l'étal de l'Italie, l'état de l'Europe elle-même nous interdit de changer de politique. Il ne m'appartient pas de vous exposer toutes les causes qui peuvent troubler gravement l'ordre public européen; comme ministre des affaires étrangères, mon devoir n'est pas de mettre en lumière les périls, mais plutôt de couvrir d'un voile les éventualités qui pourraient alarmer les populations. Toutefois, il n'est pas besoin que je traite devant vous les affaires générales pour que vous sachiez que des causes sérieuses de perturbation existent à l'orient et au centre même de l'Europe. Diplomates et ministres s'étudient, dans leurs dépêches, dans leurs discours, à prouver aux Parlements, au public que ces dangers sont illusoires. Mais l'attitude des gouvernements mêmes auxquels ils appartiennent ne dément que trop leurs paroles ; tandis que celles-ci sont toutes à la paix et à la tranquillité, les armements sont partout à l'ordre du jour. Si vous examinez les derniers budgets des pays constitutionnels, vous serez effrayés des sommes qui y sont affectées aux armements. Et ce qu'il y a de plus étrange, c'est que les Parlements, loin de blâmer ces dépenses, qui souvent ont nécessité de nouveaux impôts, se sont plaints au contraire que les préparatifs de guerre fussent trop lents et trop timides. En présence de tels faits, un changement de politique serait chose insensée.
Il reste à voir si notre politique, sans changer de but, pourrait être conduite par d'autres moyens, c'est-à-dire autrement que par des alliances. Croyez-vous, Messieurs, que ce soit praticable?
On pourrait dire : continuons la politique d'alliances, mais changeons d'alliés. Mais il ne faut pas de longues phrases pour démontrer qu'une résolution de ce genre serait aussi inhabile que honteuse. L'immoralité, je le dis avec M. Guerrazzi, ne sert de rien en politique; et en changeant d'alliés, en nous rendant coupables d'ingratitude envers la France, nous attirerions en même temps sur nous un désastre et le déshonneur.
On peut dire avec moins de déraison : passons-nous d'alliés; ce ne sera pas manquer de gratitude envers la France, ce sera seulement cesser de demander de nouveaux sacrifices, de nouveaux secours à l'allié qui nous en a été prodigue. — C'est la politique de l'isolement. Je ne nie pas qu'on ne doive attendre beaucoup d'un peuple de onze millions d'hommes animés d'un sentiment unique et puissant, celui de l'indépendance de leur pays; Si des circonstances que nous n'aurions pas faites nous- mêmes nous réduisaient à marcher sans appuis, certes je ne désespérerais pas pour cela du sort de l'Italie, et, dans ces instants suprêmes, si je me trouvais au pouvoir, je ne reculerais, Messieurs, devant aucun parti décisif, même le plus audacieux et le plus risqué. Mais est-il sage, est-il raisonnable de choisir de notre propre gré l'isolement? Nous pourrions l'accepter comme une nécessité : nous y placer volontairement serait un acte de folie dont aucun ministre ne voudrait se rendre coupable.
Je n'ai nulle envie de méconnaître les services que peuvent rendre dans une guerre les forces irrégulières, révolutionnaires. Je n'ai jamais été et je ne suis pas de venu un homme de révolution (on rit), et pourtant je ne balancerais pas, en cas de nécessité, à employer ces sortes de ressources. Je crois avoir donné des preuves incontestables du cas que je fais de l'aide que des volontaires sont capables de prêtera l'armée; je sais ce que peuvent des hommes que l'amour de la patrie enflamme tout entiers, et qui poussent jusqu'à l'héroïsme la vertu du sacrifice; je sais quels résultats merveilleux on en peut espérer. Mais enfin, dans l'hypothèse d'une guerre à laquelle de grandes puissances prendraient part, il faudrait, pour la bien taire, avoir à notre disposition des corps réguliers nombreux, et pourvus de tous les moyens d'attaque et de défense que fournit l'art moderne. Les grandes batailles comme Magenta et Solferino, les grandes forteresses comme Mantoue et Vérone, ne peuvent être gagnées, ne peuvent être prises que par des armées régulières, nombreuses et fortement disciplinées.
Aussi je repousse la politique d'isolement, en tant qu'objet d'un libre choix de la part du gouvernement.
Si donc, comme je crois l'avoir prouvé, nous ne pouvons changer ni de but ni de moyens , il faut persévérer de toute manière dans la même politique. 11 ne me reste plus dès lors qu'à vous démontrer que le traité sur lequel nous discutons est une condition essentielle de la continuation de cette politique, c'est-à-dire de l'alliance française. Ici, ma tâche devient difficile, car j'ai à parler de l'état des esprits dans la généreuse nation française ; je vous demande donc toute votre indulgence. (Écoutez!)
Il n'est pas douteux que la France, considérée dans son ensemble, ne soit sympathique à la cause italienne, et que ses nobles instincts ne la portent à aider l'Italie, sa sœur dans la grande famille latine. Néanmoins, Mes sieurs, si cela est vrai de la France en général, il faut convenir aussi qu'il existe en France des partis nombreux et puissants qui nous sont ouvertement hostiles. Si dans les masses l'Italie est aimée, dans les classes plus élevées elle n'est que trop souvent l'objet de sentiments tout autres. Je pourrais citer à l'appui de ce que j'avance plusieurs organes de la presse française , qui représentent des partis influents; mais il suffira du témoignage de ceux des membres de cette assemblée qui , dans ces dernières années, ont visité ou habité la France. Quiconque d'entre eux est resté à Paris pendant quelques semaines, a été certainement frappé du nombre, de l'autorité des ennemis de l'Italie et de la véhémence qu'ils montrent.
Et ces ennemis déclarés, nous ne les comptons pas seulement dans le vieux parti qui conserve un culte spécial à la légitimité, nous les rencontrons dans d'autres régions politiques; il n'est pas besoin d'avoir longtemps observé la société de Paris pour être obligé d'affirmer, et avec tristesse, que parmi les plus anciens et les plus illustres chefs du libéralisme, parmi ceux que nous étions habitués dans notre jeunesse à vénérer comme les pontifes de la science et de la philosophie , et encore parmi les historiens des fastes de la grande révolution, et jusque chez les apologistes des drames de 1793, il se rencontre des hommes qui se sont faits cléricaux et papistes, tant l'idée qu'ils se font de nous est fausse, tant ils ont d'aversion pour la cause italienne. (Mouvement.)
Ce fait déplorable s'explique par l'état des partis en France. Je n'ai pas à vous entretenir des légitimistes et des ultramontains. Qu'ils soient contraires à notre indépendance, au remplacement de gouvernements absolus par un régime libre, au pacte scellé entre des populations longtemps courbées sous le despotisme et un roi qui est un modèle de droiture et de loyauté, cela ne peut surprendre personne.
Il y a l'orléanisme. Ici encore, à quelques nobles exceptions près, nous trouvons les mêmes antipathies, les mêmes hostilités.
On n'en saurait dire autant de l'ancien parti républicain modéré; quoiqu'il se soit montré jadis peu favorable à l'Italie, nous pouvons croire ou espérer qu'il s'est en grande partie ravisé. Si, en effet, nous tenons compte des démonstrations affectueuses qu'il a adressées à l'Italie en diverses circonstances, depuis la souscription pour les canons d'Alexandrie, depuis les hommages rendus à la mémoire de Manin, jusqu'aux preuves d'amitié qu'il nous a données pendant la dernière campagne, nous devons reconnaître que ce parti a rectifié grandement ses anciennes opinions sur l'indépendance italienne. Loin de nous la pensée de le rendre solidaire de la conduite de l'un de ses anciens chefs, le général Lamoricière : il est impossible que les hommes de Cavaignac reconnaissent encore l'un de leurs amis d'autre fois dans le commandant des troupes du pape.
En dehors de ces trois partis, dont deux nous sont positivement hostiles, tandis que le troisième est modérément notre ami, il existe en France un grand nombre d'individus qui n'appartiennent pas à un parti plutôt qu'à l'autre, mais qui placent au-dessus de toute chose les intérêts matériels. Ceux-là ne sont pas tous des ennemis déclarés, beaucoup d'entre eux désirent même voir l'Italie libre et prospère; mais par malheur tous sont contraires aux moyens qui ne sont que trop nécessaires pour arriver à ce résultat. C'est qu'ils jugent une politique non pas d'après les principes qui la gouvernent, d'après les effets généraux qu'elle produit, mais d'après son action tempo raire sur la Bourse, sur le cours des fonds publics. (On rit.) Ainsi, en parlant d'un ministre, ils disent : un tel est un bon ministre, parce que la rente hausse quand il est au pouvoir; un tel est un ministre détestable, car à sa chute les fonds monteraient de six francs. (Nouvelle hilarité.)
Eh bien, Messieurs, tous ces partis, tout cet ensemble d'hommes ouvertement opposés sinon à la cause de l'Italie, du moins aux moyens indispensables pour la faire triompher, constituent une coalition d'intérêts qui a une énorme influence sur le gouvernement, et qui jusqu'à un certain point donne le ton à l'opinion publique. Aussi les dispositions favorables des masses en France à l'égard de l'Italie seraient-elles demeurées stériles je ne sais pour combien d'années, s'il ne se fût heureusement trouvé à la tête de cette nation une intelligence supérieure, hautement sympathique à l'Italie, qui a compris combien nos intérêts s'accordent admirablement avec ceux de la France. C'est à cette circonstance, je le dis nette ment et sans craindre qu'aucun Français, ami ou ennemi du gouvernement impérial, me contredise, c'est à cette circonstance que nous devons d'avoir vu la France à notre côté; autrement nous n'aurions eu qu'une simple alliance diplomatique, inspirée par une amitié d'un platonisme pur. (Hilarité.)
Mais si l'empereur, grâce à l'immense puissance qu'il exerce, et avec raison, sur la France, a pu dans de graves conjonctures mettre en mouvement et faire agir les éléments favorables à l'Italie; s'il a pu conduire, aux applaudissements de la multitude, 150,000 Français dans nos plaines, cette puissance néanmoins a des limites. Si à l'hostilité des partis venait se joindre, je ne dis pas l'hostilité des masses, mais seulement leur indifférence, l'empereur des Français, nous gardât-il tout son bon vouloir, et restât-il persuadé que l'alliance de l'Italie est utile à la France, ne pourrait plus agir en conformité de cette persuasion, car son pouvoir aussi a des bornes. (Approbation.)
Or, je le dis avec une conviction profonde, la cession de la Savoie et de Nice était indispensable pour maintenir les masses françaises dans de bons sentiments envers l'Italie. A tort ou à raison, je ne veux pas le discuter, elles croient que ces provinces appartiennent naturelle ment à la France. Ce peut être une erreur, mais qui conque connaît bien la France, doit convenir de bonne foi que c'est une idée arrêtée.
Dès lors, et cette cession nous ayant été demandée , si nous eussions répondu par un refus, l'opinion française n'aurait pas tenu compte des difficultés qu'un tel projet pouvait rencontrer de la part de l'Italie ; on nous aurait accusés d'ingratitude et d'injustice, on nous aurait dit que nous ne voulions pas appliquer d'un côté des Alpes les principes que nous invoquions de l'autre , les principes pour lesquels la France a répandu son sang et son or. S'il était besoin de vous apporter un témoignage à l'appui de ce que je dis, je citerais une lettre que m'écrivait un des chefs du parti républicain, un homme qui a refusé, pour conserver son indépendance, un portefeuille offert par le chef du gouvernement français, qui a envoyé deux de ses enfants combattre pour nous, et qui peut-être en ce moment pleure un frère tombé pour la cause de l'Italie (4) ; Alexandre Bixio m'écrivait, peu de jours avant la signature du traité : « Pour l'amour de Dieu, pour l'amour de l'Italie, signez, signez, si vous voulez l'alliance française; car à tort ou à raison, si vous hésitez , votre pays ne trouvera plus de sympathies en France. »
En présence de ces faits, le ministère ne devait-il pas accéder à la demande de l'empereur, demande faite, — oui, je puis le dire, — non-seulement au nom des intérêts français, mais au nom de l'alliance de la France avec l'Italie? Messieurs, je tiens à grand honneur d'y avoir con senti, je tiens à grand honneur d'avoir pris sur moi cette terrible responsabilité de conseiller à mon souverain la cession de deux nobles et antiques provinces; car il le fallait pour consolider l'alliance française, qui nous est nécessaire pour arriver au but où nous aspirons tous(5) (Sensation.)
Je crois avoir pleinement démontré, comme je l'avais entrepris, que notre politique a été bonne, que nous ne pouvons pas la changer, et que le traité du 24 mars est une condition indispensable pour la pour suivre.
Je pourrais terminer ici, mais je dois encore vous demander la permission de vous soumettre deux considérations d'une importance extrême.
Tous les orateurs qui ont parlé contre le traité ont supposé qu'il était parfaitement en notre pouvoir de céder ou de ne pas céder Nice et la Savoie; ils n'ont pas songé aux suites graves que notre refus pouvait avoir, même à l'intérieur.
De plus, ils se sont montrés frappés de cette considération, que le traité pouvait être un jour invoqué comme un précédent funeste à l'appui de cessions nouvelles et plus douloureuses encore.
Je m'expliquerai en même temps sur ces deux sujets, qui se lient l'un à l'autre; car si je puis vous convaincre, Messieurs, que du moment où l'empereur avait demandé la réunion de Nice et de la Savoie au nom des principes appliqués par nous en Italie, nous ne pouvions plus empêcher longtemps cette réunion de s'effectuer, vous concevrez par là même qu'il n'est aucunement à craindre que la cession actuelle puisse être invoquée comme précédent, puisqu'aucune autre province du royaume ne se trouve dans des conditions analogues à celles de la Savoie et de Nice.
Les préopinants ont parlé comme si jamais il n'avait été question de réunir la Savoie et Nice à la France, comme s'il n'avait jamais existé de parti français dans ces provinces. Je ne puis comprendre qu'on nie sérieusement qu'il existe en Savoie un parti qui désire la réunion à la France. Nous avons eu, Messieurs, au milieu de nous, et pendant des années, bien des députés de la Savoie : en dépit de leur serment, ils cachaient mal ce désir. Vous l'avez pu constater souvent. Cela peut vous paraître surprenant; pourtant les rapports commerciaux, la communauté de langue, la facilité des communications étaient des forces qui poussaient la Savoie vers la France. Intellectuellement, la Savoie vit de la vie française; on trouve difficilement, à Chambéry et à Annecy, des journaux italiens; les libraires n'y vendent que des livres français, et si, comme moi, vous eussiez observé les trains de chemins de fer à la station de Chambéry, vous auriez vu que ceux qui se dirigent vers la France sont toujours remplis, tandis qu'il ne part pour l'Italie qu'un petit nombre de voyageurs, réduits à un chiffre minime à l'arrivée à Saint-Jean-de-Maurienne. Du jour, Mes sieurs, où Chambéry, grâce aux chemins de fer, s'est trouvé à douze heures de Paris, tandis qu'il restait à vingt ou vingt-quatre heures de Turin, de ce jour l'annexion a été faite.
Dans le passé, le parti français en Savoie s'est borné h une opposition plus ou moins légale; enhardi aujourd'hui par les demandes du gouvernement français, il se serait étendu et manifesté avec plus d'énergie; croyez- vous qu'il aurait été facile à gouverner? Les élections provinciales, faites en Savoie sous le ministère Rattazzi, alors qu'on ne parlait que vaguement de cession, ont donné à Chambéry et à Annecy des conseils provinciaux composés presque entièrement de partisans déclarés de la France. Comment se fût-on tiré d'affaire? peu à peu il eût fallu arriver aux voies de répression; une lutte se serait établie entre le gouvernement et la majorité des Savoisiens, et peut-être en serait-on venu à devoir gouverner ce pays comme gouvernent certaines puissances que nous n'avons, certes, jamais songé à louer. (Mouvement.) Et si quelque événement européen, quel qu'il fut, s'était produit pendant que la Savoie eût été dans ces dispositions, croyez- vous que nous l'aurions conservée?
C'est une idée à laquelle on ne peut s'arrêter. La cession, si nous nous y étions refusés aujourd'hui, ne se serait pas moins faite plus tard ; seulement, au lieu d'être un élément de consolidation pour l'alliance française, elle se serait faite dans de telles conditions que cette alliance en eût été moins facile et moins sincère.
J'arrive à la question do Nice. On a parlé de l'acte volontaire de réunion de Nice aux États de la maison de Savoie en 1388 ; mais les Niçois, à cette époque, n'ont pas entendu se donner à un prince italien ; la maison de Savoie, il faut bien le dire, n'était pas encore devenue italienne, elle avait encore sa résidence principale en Savoie; Amédée VI, dit le comte Rouge, à qui les Niçois se donnèrent, tenait sa cour à Chambéry, du même côté des Alpes où se trouvent les Niçois.
Mais considérons ce qu'est Nice aujourd'hui. Nice, a-t-on dit, est italienne; Nice, — et je ne nie pas la valeur de cette raison, — Nice a donné à l'Italie des citoyens illustres, dévoués, héroïques. Je le reconnais avec bonheur, à la gloire de ces hommes qui ont voulu persuader au reste de l'Italie que leur pays natal est italien, en compensant par leur amour du pays et par leurs services ce qu'il y a de douteux dans leur nationalité. Nice a donné le jour à bien des Italiens, mais Nice n'est pas italienne.
Des faits d'un ordre tout matériel l'indiquent assez. La moitié peut-être du comté de Nice, c'est-à-dire une grande portion des vallées du Sperone , du Var, de la Vesubia et de la Tinea, n'a pas de communications aisées avec la ville même ; les habitants de cette contrée pouvaient au contraire, en peu de temps et avec toute facilité , se transporter en France. Cette partie de la province s'appelle la France rustique; ce nom, sous lequel on la désigne depuis des siècles, montre que la conscience de la nationalité italienne n'y est pas très- vive. Les intérêts matériels de cette partie de la province l'attirent vers la France; c'est en France que les habitants de ces vallées font tous leurs achats, jusqu'au pain et au vin que leurs terres ne produisent pas, et ils vendent en France tous leurs produits, qui consistent principalement en bois et en bétail. Cette partie au moins du comté de Nice n'est donc pas italienne.
Mais la ville de Nice? Ici encore je ne veux me servir que de raisonnements vulgaires. La nationalité d'un peuple ne se constate point par des arguments philosophiques, par des recherches trop savantes ; c'est un fait qui appartient au sens commun et que chacun peut apprécier. Nos États, Messieurs, comptent deux villes de Nice : l'une en Piémont, qu'on appelle Nice-de-Mon-ferrat; l'autre au bord de la mer, et que tous, dans notre jeunesse au moins, nous avons été habitués à nommer Nice-en-Provence. J'ai habité Nice; j'y ai reçu une grande quantité de lettres dont la suscription portait Nice-en-Provence. Cette locution serait-elle devenue populaire, vulgaire, si Nice était une ville italienne? (Mur mures).
Mais quel est l'indice le plus concluant de la nationalité? C'est la langue. Le langage niçois n'a qu'une analogie lointaine avec l'italien, c'est à peu près celui de Marseille, de Toulon, de Grasse. Quand on parcourt la rivière de Gênes, on y trouve la langue italienne dans ses diverses modifications jusqu'à Ventimiglia. Au -delà, il y a comme un changement de scène ; c'est tout une autre langue. Je ne conteste pas qu'à Nice les gens bien élevés ne sachent l'italien ; mais dans la vie ordinaire, c'est le provençal ou le français qu'ils parlent. Un assez grand nombre de nos anciens collègues, les députés niçois parlaient italien, il est vrai, dans cette Chambre; mais, remarquez-le, ces députés étaient d'anciens employés, des membres du barreau ou de la magistrature, familiarisés avec la langue italienne par leurs occupations. Quand Nice nous a envoyé comme députés des propriétaires et des commerçants, ils ont été dans la nécessité de parler français. Je puis assurer la Chambre que tous les députés niçois avec lesquels j'ai eu des conversations particulières se sont toujours servi de la langue française. Je fais une exception pour le député Bottero : quand il me fait l'honneur de causer familièrement avec moi, il parle le dialecte du pays ou l'italien ; mais, si je ne me trompe, M. Bottero, dans une occasion où il eut à me présenter une députation de commerçants de la ville qui l'a élu, ne se servit pas de l'italien, qu'il parle pourtant fort bien ; se trouvant à la tête d'une députation de Niçois, il fut entraîné à parler français. (On rit.) Cela serait-il arrivé si Nice eût été véritablement italienne?
On dira : le même fait se retrouve dans tous les pays de frontières. Messieurs, si jamais des circonstances que je ne puis prévoir amenaient au milieu de nous des députés du haut Frioul et de l'extrémité de la Sicile, croyez- vous qu'ils parleraient les uns l'allemand, les autres l'arabe? Je ne le pense pas.
Non, Messieurs, Nice n'est pas italienne. Comme dans toute région voisine d'une frontière, il y existe des nuances : ces nuances se succèdent insensiblement de Nice au col de Tende ; mais les communes les plus rapprochées du col ont elles-mêmes protesté par des adresses de leur désir de partager la destinée des autres.
On ne peut pas dire que ce soit là une impulsion factice et anormale, déterminée par le traité du 24 mars. Le premier journal qui parut à Nice après 1848, celui qui pendant plusieurs années compta le plus d'abonnements, l'Avenir de Nice, n'a jamais cessé de prêcher ouvertement, et parfois avec violence, la réunion de Nice à la France. Et cette tendance n'était pas une forme prise par une opposition ministérielle, puisque l'appui de ce parti français fut souvent d'un grand secours, dans les élections, aux libéraux amis du ministère, contre les candidats cléricaux. Ce n'était pas non plus le fait de journalistes achetés par la France, puisque ce journal a fait longtemps une guerre très-vive au gouvernement français, si bien que nous fûmes forcés d'éloigner de Nice l'un des rédacteurs, professeur distingué d'économie politique et réfugié français.
On a dit : « Le vote a été si peu libre, que loin d'avoir aucune autorité, il prouve le contraire de ce qu'il ex prime. » Le raisonnement me paraît singulier. Mais, à propos de la votation, je dois expliquer comment il se fait qu'après avoir établi que le suffrage, en Savoie et à Nice, aurait lieu d'après des règles que la Chambre détermine rait, le gouvernement a consenti que le vote eût lieu avant la délibération du Parlement.
Quand on négocia le traité, le gouvernement du Roi proposa le suffrage universel. Cette idée ne fut pas immédiatement accueillie par le gouvernement français, et c'est alors que nous fîmes savoir que le mode de votation serait réglé d'avance par le Parlement. Mais quand le gouvernement français se fut décidé à accepter le suffrage universel, sur les bases et d'après les règles établies dans l'Italie centrale, nous avons cru ne pas pouvoir repousser cette proposition raisonnable.
Le vote, dit-on, a été surpris à Nice ; il y a eu coaction morale; il y a eu la proclamation du gouverneur; des agents ont été envoyés dans chaque commune. — Mais le zèle trop vif des agents, qui ont voulu se faire bien voir du gouvernement français, a entravé la réunion des deux pays au lieu de la faciliter. Il a été procédé au scrutin, dans toutes les communes, sous la présidence du syndic et de quatre conseillers ou adjoints communaux. Que les agents français aient fait ce qu'ils ont pu pour mettre en relief les avantages de l'union à la France, je ne le nie pas; il n'est que trop vrai qu'ils avaient de véritables raisons à faire valoir. Ils ont prouvé aux curés et aux instituteurs primaires que leurs traitements seraient augmentés; ils ont dit aux émigrants qui vont chaque année en Provence qu'ils n'auraient plus besoin de passe port ; ils ont pu mentionner, à côté de ces bénéfices réels, des bénéfices imaginaires; de grandes élections, dans quelque pays que ce soit, ne manquent jamais d'être accompagnées de faits semblables. On en voit bien d'autres en Angleterre, en Amérique et chez nous-mêmes. Je ne parle pas des derniers votes émis en Italie sous l'impression d'une grande émotion universelle, d'un senti ment national ; mais rappelez-vous les élections de 1857 ; d'un côté, le parti clérical criait: « Si vous nommez des amis du ministère, la religion est perdue, les autels seront renversés, le pays sera ruiné; » de l'autre, les amis du ministère disaient: « Si vous nommez des cléricaux, des modérés, la constitution est perdue, nous allons avoir une réaction absolutiste. » Tous les peuples libres sont sujets à ces anomalies, à ces exagérations. Je veux bien qu'à Nice on en ait fait un usage plus étendu qu'à l'ordinaire; mais de pareils moyens auraient-ils pu donner à la France la presque unanimité, si les vœux réels du pays eussent été contraires? Qu'on fasse l'expérience quelque part en Italie : on ne trouvera pas même une minorité qui se prête à la séparation de la moindre par celle d'une province italienne. (Bien.) D'ailleurs, les soldats niçois qui se trouvaient sur notre territoire ont, eux aussi, voté pour la France.
Si donc le traité nous impose les sacrifices les plus douloureux, s'il nous prive de deux nobles provinces qui nous ont été et pouvaient nous être encore larges de secours en forces et en argent, nous n'avons pas enfreint le principe de nationalité sur lequel notre politique repose. Je regretterais comme M. Rattazzi le traité, si je pouvais penser que la cession de Nice viole ce principe sacré. Nous pouvons avoir commis une erreur, c'est possible, quoique je ne le croie pas ; mais notre bonne foi a été complète. Nous avons voulu, par le traité, rendre au principe de nationalité un éclatant hommage; et cette conviction est si vraie en nous, que les pactes les plus avantageux qui nous seraient proposés à la condition de le violer, nous les repousserions absolument. Dieu sait combien le sort de Venise émeut notre cœur, Dieu sait quel cruel moment a été pour nous celui où nous avons dû renoncer à l'espoir de la délivrer. Eh bien, Mes sieurs, je le déclare à haute voix devant vous et devant l'Europe, si, pour avoir Venise, il nous fallait céder le moindre morceau de terre en Sardaigne ou en Ligurie (avec chaleur), je repousserais sans hésiter la proposition.
Je termine ici. Je ne sais si je puis me flatter d'avoir fait passer dans vos âmes la conviction profonde qui m'anime, de vous avoir démontré que notre politique est sage, généreuse, féconde; que nous ne pouvons pas la changer ; que nous devons donc nous résoudre à céder la Savoie et Nice.
Si j'ai réussi, venez, l'âme attristée, mais la conscience tranquille, déposer dans l'urne un vote favorable au traité, et l'histoire louera cet acte comme un témoignage de la sagesse éclairée, du patriotisme véritable de ce premier Parlement italien.
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(1) Le discours important que venait de prononcer M. Rattazzi avait réuni les principaux griefs de l'opposition. Il convient donc d'en donner le résumé :
Malgré les difficultés de notre situation, avait-il dit, malgré l'impossibilité de revenir sur le fait si singulièrement accompli de l'annexion, malgré la reconnaissance que nous sentons tous pour la France, on ne saurait approuver le traité. Notre politique n'a réussi que parce qu'elle est fondée sur des principes, ceux de la nationalité et de l'unité; la cession met à la place de ces principes le simple intérêt de l'agrandisse ment du royaume. Les arrêts sont permis, mais non les reculs : or le ministère recule en cédant Nice, dont la nationalité italienne n'a pas besoin d'être démontrée.
Ce sacrifice d'ailleurs affaiblit notre puissance militaire, car si l'État a doublé de population depuis un an, il a perdu ses frontières à l'ouest sans en acquérir à l'est. Il nous affaiblit à l'intérieur, en séparant de nous des pays où le sentiment dynastique et conservateur est plus enraciné que dans les provinces nouvelles. Il nous affaiblit à l'étranger, en nous faisant perdre les sympathies que nous inspirions.
Les formes de la cession ont été blâmables. Nous avons cédé sans déterminer en même temps les nouvelles frontières, ce qui nous met à la merci de la France pour la délimitation. Le traité fait voter les populations avant que le Parlement en ait délibéré, ce qui est inconstitutionnel,
(Ici l'orateur défend et justifie les actes du ministère précédent, puis il revient : )
La cession n'était pas nécessaire. La Fiance ne pouvait, ne devait, ne voulait pas empêcher la réunion de l'Italie centrale. Mais on a tout accordé sur-le-champ, sans essayer même de garder Nice, sur laquelle peut-être l'empereur n'eût pas insisté. La cession n'a pas de correspectif : le dernier mot dit sur nous par la France désapprouve la réunion de la Toscane.
La Savoie et Nice n'avaient jamais montré comme .les provinces affranchies en Italie le désir de changer de gouvernement; elles étaient dévouées au Roi et heureuses de leur liberté. Repoussées loin de nous par les proclamations des gouverneurs locaux, leur vote, eût-il été libre matériellement, ne l'était pas moralement. Mais le fait est irrévocable; le Parlement ne peut plus délibérer sérieusement. Il est de sa dignité de s'abstenir, et d'adresser ainsi l'adieu le plus convenable à nos frères d'outre-monts.
(2). M. Rattazzi.
(3) Le comte de Cavour disait à ce sujet, dans la séance de la Chambre du 29 mai : « Non-seulement l'union de l'Emilie et de la Toscane aux anciennes provinces du royaume n'a pas été garantie par la France en retour de la cession de la Savoie et de Nice, mais je déclare que si cette garantie nous eût été offerte, nous l'eussions refusée. Une garantie eût comporté un contrôle, une domination de la part de la France. Il nous a paru très- suffisant que la France eût déclaré solennellement à l'Europe qu'elle ferait respecter en Italie le principe de non-intervention. »
(4) Le bruit s'était répandu que M. Nino Bixio avait été tué en Sicile.
(5) Le comte de Cavour disait un autre jour à la Chambre, dans le même ordre d'idées :
«… Le vrai, le seul bénéfice du traité pour nous, c'est la consolidation de l'alliance, non pas tant des deux gouvernements, mais des deux peuples. Vous donc, Messieurs, qui êtes le peuple, italien, ne vous mettez pas en opposition avec les intérêts français. S'il doit y avoir des froissements, des contestations, laissez-les tomber tous sur le gouvernement; vous pourrez ensuite le blâmer s'il fait mal. Un député a dit qu'il viendra un jour où le ministère sera mis en accusation pour ce traité. Si ce jour doit être celui de la délivrance finale de l'Italie (avec énergie), plaise au ciel que nous soyons accusés et condamnés demain!
« ... Le député Mellana, s'adressant aux ministres, s'écrie : « Vous avez donc bien peur de vous compromettre devant votre puissant allié? Mais vous pouvez mettre le Parlement entre vous et lui, et votre responsabilité à couvert derrière notre vote! » — Messieurs, suivre un tel conseil, ce serait trahir la nation. 11 importe peu que les ministres se compromettent à l'étranger ou à l'intérieur; il importe peu qu'ils appellent sur leur tête de formidables inimitiés; mais il serait désastreux, ii serait irréparable que ces inimitiés fussent attirées sur les représentants de la nation.
« Dans un pays constitutionnel, les ministres doivent savoir se sacrifier aux intérêts généraux; jamais, tant que nous occuperons ce poste, jamais nous ne mettrons à couvert notre responsabilité derrière un vote du Parlement. Nous prenons l'entière responsabilité du traité; s'il a quelque chose d'odieux, que ce quelque chose retombe sur nous (avec force), j'y consens. Nous aimons la popularité autant que personne, et souvent, mes collègues et moi, nous avons bu à cette coupe qui enivre; mais nous savons n us en éloigner quand le devoir l'exige. Nous savions, en signant, quelle immense impopularité nous attendait; mais nous savions aussi que nous travaillions pour l'Italie, pour cette Italie qui n'est pas le corps sain dont parlait le député Bottero.
« L'Italie (avec émotion), l'Italie a encore de grandes blessures dans son corps. Regardez du côté du Mincio, regardez au-delà de la Toscane, et dites si l'Italie est hors de danger ! »

Articles publiés dans "Nice Historique"

La revue "Nice Historique a consacré un numéro spécial en 1960 (N°182) au "rattachement de Nice à la France" à l'occasion du centenaire. Y est reproduite l'affiche "Proclamation aux peuples de la ville et du Comté de Nice" page 167 (refoliotage : page 185) signée du gouverneur Lubonis. Il n'est pas possible de la reproduire ici en raison des règles du copyright mais ce numéro est consultable à cette adresse http://www.nicehistorique.org/vwr/?nav=Index&document=2464

Le désir d'annexion par Mussolini

Le régime fasciste de Mussolini a revendiqué l'annexion de Nice à l'Italie, mais ce projet a échoué. Un des descendants de Giuseppe Garibaldi, Ezio garibaldi avait pris la tête de ce mouvement fasciste en assurant la direction d'un journal "il Nizzardo" (nouvelle édition) qui fut imprimé du 15 mars 1942 au 27 juin 1943.
Les quelques fascistes italiens qui étaient 300 à 400 dont un bon nombre de voyous ont milité en ce sens. Ils n'ont pas obtenu beaucoup de succès auprès des niçois d'autant qu'ils ont activement collaboré après la capitulation de l'Italie à aider l'occupant allemand à réprimer la population. En définitive, au lieu de favoriser l'annexion italienne, ils ont contribué à nuire aux italiens paisiblement installés à Nice et ont même entraîné un sentiment italophobe de la part des niçois.
Il faut rappeler que l'occupant italien avait fait une entrée fracassante aux cris de "Nizza Nostra" le 11 novembre 1942 à Nice, sous le regard silencieux de la population médusée. A la Libération, les règlements de compte ont touché de nombreux italiens.

Episodes in a life of adventure

La question de l'annexion de Nice à la France me semble mériter ici une place particulière; Aussi j'ai traduit ici un chapitre que m'a signalé Maurice Mauviel, extrait d'un ouvrage de 343 pages intitulé «Episodes in a life of adventure, or moss from a rolling stone) écrit par Laurence Oliphant, Episodes dans une vie d'aventures, ou la mousse d'une pierre qui roule » ( imprimé à New York chez Harper & Brothers en 1887. L'auteur a été surtout diplomate anglais, homme politique, mais aussi écrivain. Il a été aussi un des pionniers du sionisme, comme une position personnelle prise au vu de ce qu'il avait observé. Ceci met en lumière l'intérêt qu'il pouvait porter à la réaction des peuples consultés après qu'un traité ait été signé à leur insu.
Ce livre a été écrit un an avant sa mort à l'âge de 59 ans alors qu'il n'y avait plus d'enjeu et que Garibaldi était mort depuis 5 ans, et raconte dix-huit rencontres avec des hommes politiques qu'il a côtoyés ou des évènements politiques majeurs auxquels il a assisté. Parmi ceux-ci il raconte les échanges qu'il a eus avec Garibaldi au moment du plébiscite pour l'annexion de Nice à la France. Garibaldi n'apparaît pas dans son meilleur rôle, mais l'impartialité de l'auteur qui affectionnait notre héro des deux mondes, ne me semble pas à mettre en doute. Ce chapitre IX intitulé « Un épisode avec Garibaldi, et une expérience au Montenegro », comprend 17 pages dont 13 sur Garibaldi. Ce sont ces pages qui sont traduites de l'anglais ci-après .